Texte 4 : LE CHEVALIER DE JAUCOURT, L’ Encyclopédie, article « Voyage », 1751.
Voyage, (Education.)
Les grands hommes de l'antiquité ont jugé qu'il n'y avait de meilleure école de la vie que celle des voyages ; école où l'on apprend la diversité de tant d'autres vies, où l'on trouve sans cesse quelque nouvelle leçon dans ce grand livre du monde ; et où le changement d'air avec l'exercice sont profitables au corps et à l'esprit.
Les beaux génies de la Grèce et de Rome en firent leur étude, et y employoient plusieurs années. Diodore de Sicile met à la tête de sa liste des voyageurs illustres, Homère, Lycurgue, Solon, Pythagore, Démocrite, Eudoxe & Platon. Strabon nous apprend qu'on montra longtemps en Egypte le logis où ces deux derniers demeurèrent ensemble pour profiter de la conversation des prêtres de cette contrée, qui possédaient seuls les sciences contemplatives.
Aristote voyagea, avec son disciple Alexandre ; dans toute la Perse, & dans une partie de l'Asie jusques chez les Bramanes. Cicéron met Xénocrates, Crantor, Arcesilas, Carnéade, Panétius, Clitomaque, Philon, Possidonius, etc. au rang des hommes célèbres qui illustrèrent leur patrie par les lumières qu'ils avaient acquises en visitant les pays étrangers.
Aujourd'hui les voyages dans les états policés de l'Europe (car il ne s'agit point ici des voyages de long cours), sont au jugement des personnes éclairées, une partie des plus importantes de l'éducation dans la jeunesse, et une partie de l'expérience dans les vieillards. Choses égales, toute nation où règne la bonté du gouvernement, et dont la noblesse et les gens aisés voyagent, a des grands avantages sur celle où cette branche de l'éducation n'a pas lieu. Les voyages étendent l'esprit, l'élèvent, l'enrichissent de connaissances, et le guérissent des préjugés nationaux. C'est un genre d'étude auquel on ne supplée point par les livres, et par le rapport d'autrui; il faut soi-même juger des hommes, des lieux, et des objets.
Ainsi le principal but qu'on doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit d'examiner les moeurs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures et leur commerce.
Ces sortes d'observations faites avec intelligence, et exactement recueillies de père en fils, fournissent les plus grandes lumières sur le fort et le faible des peuples, les changements en bien ou en mal qui sont arrivés dans le même pays au bout d'une génération, par le commerce, par les lois, par la guerre, par la paix, par les richesses, par la pauvreté, ou par de nouveaux gouverneurs.
Il est en particulier un pays au - delà des Alpes, qui mérite la curiosité de tous ceux dont l'éducation a été cultivée par les lettres. A peine est-on aux confins de la Gaule sur le chemin de Rimini à Cesene, qu'on trouve gravé sur le marbre, ce célèbre sénatus - consulte qui dévouait aux dieux infernaux, et déclarait sacrilège et parricide quiconque avec une armée, avec une légion, avec une cohorte passerait le Rubicon, aujourd'hui nommé Pisatello. C'est au bord de ce fleuve ou de ce ruisseau, que César s'arrêta quelque temps, et là la liberté prête à expirer sous l'effort de ses armes, lui coûta encore quelques remords. Si je diffère à passer le Rubicon, dit- il à ses principaux officiers, je suis perdu, et si je le passe, que je vais faire de malheureux ! Ensuite après y avoir réfléchi quelques moments, il se jette dans la petite rivière, et la traverse en s'écriant (comme il arrive dans les entreprises hasardeuses) : n'y songeons plus, le sort est jeté. Il arrive à Rimini, s'empare de l'Ombrie, de l'Etrurie, de Rome, monte sur le trône, et y périt bientôt après par une mort tragique.
Je sais que l'Italie moderne n'offre aux curieux que les débris de cette Italie si fameuse autrefois ; mais ces débris sont toujours dignes de nos regards. Les antiquités en tout genre, les chefs - d'oeuvres des beaux arts s'y trouvent encore rassemblés en foule, et c'est une nation savante et spirituelle qui les possède; en un mot, on ne se lasse jamais de voir et de considérer les merveilles que Rome renferme dans son sein.
Cependant le principal n'est pas, comme dit Montaigne, « de mesurer combien de pieds a la santa Rotonda, et combien le visage de Néron de quelques vieilles ruines, est plus grand que celui de quelques médailles ; mais l'important est de frotter, et limer votre cervelle contre celle d'autrui.» C'est ici surtout que vous avez lieu de comparer les temps anciens avec les modernes, «et de fixer votre esprit sur ces grands changements qui ont rendu les âges si différents des âges, et les villes de ce beau pays autrefois si peuplées, maintenant désertes, et qui semblent ne subsister, que pour marquer les lieux où étaient ces cités puissantes, dont l'histoire a tant parlé.»
Quelle est la thèse défendue ? Quels arguments la soutiennent ?
Texte 5 : LEVI-STRAUSS, Race et histoire, chapitre 3, « L’ethnocentrisme », 1952.
L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en constitue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain ——l’histoire récente le prouve —— qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’expèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » ( ou parfois — dirons-nous avec plus de discrétion — les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’oeufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles1, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel2 (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes): c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
1 Grandes Antilles: les quatre grandes îles de l’arc antillais ( Cuba, Hispaniola, la JamaÏque et Porto Rico.